Un hommage à Pierre Boulez

Véritable icône de la musique contemporaine, Pierre Boulez avait eu, en 2008, carte blanche au musée du Louvre. Devenu une institution de par le monde, l’artiste, décédé le 5 janvier, était toujours resté un esprit libre. Gala l’avait rencontré.

Le compositeur et chef d’orchestre Pierre Boulez a incarné pendant soixante ans la musique contemporaine en France. Sa carrière internationale l’avait fait connaître d’un public mélomane qu’il a initié aux « classiques du XXe siècle » (Mahler, Stravinsky, Schoenberg, Bartók, Berg). Il fut aussi l’homme des grandes institutions musicales d’avant-garde. En 1975, son retour en France après quelque vingt ans d’absence avait vu la création de l’Ensemble intercontemporain (EIC) et de l’Institut de recherche et de coordi- nation acoustique-musique (IRCAM). Viendrait ensuite la Cité de la musique qui serait complétée par la nouvelle salle de la Philharmonie de Paris, sur le site de La Villette.

En 2008, alors que le Louvre consacrait l’homme de conviction, intellectuel brillant, compositeur influent et grand pédagogue, Pierre Boulez avait livré un grand entretien à Gala.

Gala : Vous vous dites un homme sans nostalgie et vous êtes pourtant une icône!

Pierre Boulez : Je ne serai jamais une icône car je suis indépendant. Attaché à tout et attaché à rien. Ma musique elle-même est une sorte de synthèse des cultures que j’ai rencontrées. Je crois qu’à force d’accumuler des livres et de l’information, les civilisations deviennent obèses et meurent. C’est pourquoi j’ai toujours considéré que le passé était quelque chose de vivant.

Gala : Dès votre jeunesse, avez-vous été en butte au conservatisme du milieu musical ?
P. B. : Au Conservatoire, j’ai cru mourir d’ennui avant de découvrir Olivier Messiaen, dont j’ai été l’élève. En 1943, Stravinsky était à peine connu, Bartók, pas du tout, quant aux musiciens de l’Ecole de Vienne ! C’est la découverte de l’avant-garde qui a fait de moi un opposant à l’establishment.

Gala : Est-ce cela qui vous amènera à créer les premiers concerts de musique contemporaine ?

P. B. : L’époque n’était pas tendre. On sortait de la guerre, et tout ce qui ne s’inspirait pas du « goût français » – entendez anti- allemand – n’était simplement pas joué. En 1946, je suis entré au Théâtre Marigny chez Jean-Louis Barrault, qui cherchait quelqu’un pour la musique de ses spectacles. C’est grâce à lui que j’ai fondé, quelques années plus tard, les concerts du Domaine musical.

Gala : Le Louvre vous a demandé d’être le maître d’œuvre d’une exposition pluridisciplinaire sur le thème du « fragment ». La peinture, la poésie ont-elles eu une importance primordiale dans votre travail ?

P. B. : Je me suis toujours intéressé à la peinture. J’ai connu Nicolas de Staël, qui était un passionné de musique. Les écrits de Paul Klee ont nourri ma pensée musicale. Idem pour la poésie de Mal- larmé, Char ou Michaux, que j’ai mise en musique. J’ai souvent trouvé ailleurs que dans la musique ce que je cherchais pour mes propres compositions.

Gala : Vos prises de position radicales contre les compositeurs que vous jugiez « inutiles » vous ont souvent valu de nombreuses attaques, auxquelles vous avez répondu en polémiste…
P. B. : J’ai souvent eu la dent dure. Et je me suis défendu. Mais sans jamais m’attaquer aux personnes, seulement aux idées.

Click Here: Cheap FIJI Rugby JerseyGala :Vous avez pourtant affublé le compositeur néoclassique André Jolivet du sobriquet de « Joli Navet » !
P. B. : Je n’ai fait que diffuser le surnom que lui avaient donné les musiciens ! Il nous avait joué un tour pendable dans une réunion au ministère, tout cela est si loin… C’était une période assez brutale, mais plutôt drôle : les concerts de musique contemporaine suscitaient des réactions parfois très véhémentes.

Gala : On vous décrit comme un autocrate…
P. B. : A cela je réponds que je n’ai raté personne de ma génération : Stockhausen, Berio, Nono, Pousseur, Maderna, Ligeti, dès qu’il a pu fuir de Hongrie. Et je continue à programmer de jeunes compositeurs. La frilosité subie dans ma jeunesse a créé en moi le réflexe de rester ouvert à ce qui est le plus avancé.

Gala : Vous êtes d’ailleurs souvent là où on ne vous attend pas. En 1984, par exemple, vous acceptez de faire du rock expérimental avec Frank Zappa…

P. B. : Nous étions tous deux chez CBS. Je connaissais sa musique. Il m’a proposé de jouer une de ses œuvres. J’ai dit oui. Mais j’étais résolu à éviter le « phénomène Zappa ». C’est pourquoi je l’ai mis dans un programme américain avec Elliott Carter et Edgar Varèse.

Gala :Votre participation au Triptyk de Bartabas, c’était par amour des chevaux ?

P. B. : Certes non ! J’ai passé trois minutes sur le dos d’un cheval, je devais avoir seize ans, et je n’ai jamais recommencé. Bartabas voulait du Stravinsky, mais il aimait aussi mon œuvre Dialogue de l’ombre double, qu’il a finalement insérée dans son spectacle, entre la Symphonie des psaumes et Le sacre du printemps.

Gala : En 1976, c’est le scandale avec le fameux Ring du centenaire, que vous avez réalisé avec Patrice Chéreau, à Bayreuth…
P. B. : Chéreau était très jeune, mais je ne pensais pas que sa mise en scène mettrait à ce point le feu aux poudres. Il y avait une fureur et une hostilité générales. C’était éprouvant : les répétitions étaient houleuses, les représentations sur le fil. Heureusement, Wolfgang Wagner, le petit-fils de Wagner, directeur du festival, nous soutenait. Quand je pense que ce Ring est aujourd’hui considéré comme la dixième pyramide !

Gala :Vous avez quitté la France pour Baden-Baden, en 1959. Quelles sont aujourd’hui vos relations avec votre pays natal ?
P. B. : J’ai une maison que j’aime à Baden-Baden, près de la forêt. C’est là que je m’isole pour écrire de la musique, me reposer et retrouver mon énergie. La France ? Oui pour la musique de Debussy, Ravel et un peu Berlioz. Mais elle est pour moi une nation parmi d’autres.

Gala : Qu’y a-t-il de commun entre Pierre Boulez et sa musique ?

P. B. : En tout cas, aucun élément biographique. Entre la vie d’un homme et sa musique, la frontière est certes très mince, mais elle est très étanche.

Propos recueillis par Julie Morland

Crédits photos : BALTEL/SIPA